Cinéma, Contrôle coercitif, Mères en lutte, Résidence alternée, Violences post-séparation

Piégées

Suite à un entretien entre une étudiante en journalisme et une experte en violence post-séparation autour du film de Xavier Legrand Jusqu’à la garde, une interview fut réalisée et publiée sur le blog de Zoom la girafe.

Gwénola Sueur intègre comme bénévole des associations (dont SOS les Mamans de 2012 à avril 2018). L’écoute des victimes, ainsi que des formations qualifiantes en France et à l’international, lui permettent d’acquérir une expertise du continuum des violences, du contrôle coercitif et des violences post-séparation. Elle est sollicitée pour intervenir sur ces thématiques et participe également à des travaux collectifs sur les violences, les enfants exposés, l’aliénation parentale. Elle est en parallèle membre active du Comité Manche Droits des Femmes en Normandie depuis 2014 ; elle a co-fondé le Réseau International des Mères en Lutte avec le sociologue Pierre-Guillaume Prigent. Elle fait d’autre part partie des autrices et auteurs de l’ouvrage Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui sous la direction de C. Bard, M. Blais et F. Dupuis-Déri. L’article, co-rédigé avec Pierre-Guillaume Prigent, s’intitule Stratégies discursives et juridiques des groupes de pères séparés. L’expérience française. Elle étudie en parallèle les violences masculines et l’antiféminisme dans le cadre d’un Master 2, Études sur le genre.

Voici la version longue et remaniée de l’interview. Une mise à jour a été réalisée le 11 juillet 2019.

Qu’avez-vous pensé du film Jusqu’à la garde ?

Gwénola Sueur : Jusqu’à la garde documente de manière didactique le mécanisme de la violence post-séparation, terrorisme intime mal identifié par le système socio-judiciaire. Antoine (Denis Ménochet) n’accepte pas la séparation conjugale et instrumentalise systématiquement l’exercice conjoint de l’autorité parentale pour maintenir un contrôle coercitif sur son ex-femme Myriam (Léa Drucker). Leur enfant Julien (Thomas Gioria), comme dans un conflit armé, va servir de bouclier humain pour protéger sa mère jusqu’à ce qu’elle ait la force d’affronter l’agresseur.

Ce remarquable film devrait être montré aux travailleurs sociaux-judiciaires qui blâment les mères quand elles essayent de résister au contrôle coercitif et de se préserver ou de mettre en sécurité leur enfant.

Le mécanisme et les moyens employés par les agresseurs pour maintenir leur domination après la séparation étant mal analysés, ce film pourrait éventuellement les aider à mieux appréhender ces situations et mettre à l’abri les mères et les enfants.

La grande majorité des violences post-séparation ne sont pas physiques mais morales. Avec un fusil de chasse au casting, le film perd-t-il de son réalisme ?

Gwénola Sueur : Non, je pense que le réalisateur a bien fait de choisir cette fin anxiogène et terrifiante. Il s’agit bien de terrorisme, la violence d’Antoine devient physique (strangulation) quand Myriam lui résiste. Dans la violence domestique le plus difficile à faire comprendre aux autres est cette peur permanente. L’agresseur pour garder pouvoir et contrôle et empêcher la victime de parler instaure un climat de peur et d’insécurité. A l’écran cette émotion est d’autant mieux incarnée qu’à ces moments-là il n’y a pas de musique, juste des bruits, nous, spectateurs, ressentons avec l’enfant et la mère cette peur. Afin d’éviter la réactivation traumatique que peut entrainer le film pour des victimes je recommande d’ailleurs de ne pas rester seul.e après la séance, retrouver ses ami.e.s, sa famille éventuellement. Il est possible aussi que des adultes, anciens enfants exposés à la violence conjugale souhaitent après avoir visionné le film en parler à leur mère, aux membres de la fratrie, oser demander des explications à leur père.

Concrètement, comment définir les violences post-séparation ?

Gwénola Sueur : La violence post-séparation c’est toute forme de contrôle et de violence (sexuelle, psychologique, verbale, économique, spirituelle et physique) exercée par un ex-mari ou un ex-partenaire.

La séparation n’est pas une vaccination contre les violences bien au contraire, elles peuvent y débuter voire s’y exacerber.

L’exercice conjoint de l’autorité parentale et les moments de passage de bras deviennent les instruments des agresseurs pour poursuivre les violences et maintenir leur domination. Ils cherchent à atteindre la mère à travers les enfants qui peuvent être maltraités à leur tour. Cela consiste par exemple pour le parent-agresseur à utiliser l’enfant pour surveiller constamment l’autre parent. Le père appelle la mère tous les jours, officiellement, il dit vouloir prendre des nouvelles de l’enfant mais en réalité, il veut surtout savoir ce que fait la mère, où elle est, avec qui et la dénigrer. Le parent-agresseur utilise l’enfant en le mettant dans un rôle de confident. Pleurer devant lui, exprimer sa rage ou critiquer l’éducation donnée par l’autre parent. Autre exemple : un père qui prévoit de prendre son enfant tel week-end mais, au dernier moment, ne vient pas le récupérer. La mère doit annuler ses projets, se ré-organiser ce qui a un coût financier. Dans le film Jusqu’à la garde le petit garçon Julien est dans un conflit de protection : quand il refuse de répondre aux questions il risque des violences verbales ou du chantage affectif, quand il répond il met sa mère en danger. Des femmes me racontent qu’elles se font insulter ou frapper par leurs enfants après une semaine ou un week-end passé chez leur père, l’enfant pour se protéger s’est identifié à l’agresseur.

Dans le film, la juge ne croit pas la mère quand elle explique que son mari est violent. Est-ce que dans ces tribunaux, il existe une suspicion à l’égard de la parole des femmes ?

Gwénola Sueur : Oui absolument. Les avancées des droits des femmes ont entrainé des résistances et un backlash, un des secteurs les plus attaqués par le lobby masculiniste étant celui des droits de la famille et de l’enfance. Les stratégies discursives et juridiques des associations de pères ont bénéficié aux hommes violents. Ils ont diffusé en France des informations concernant les « fausses accusations d’abus sexuels » par l’affirmation « une allégation sur deux est fausse » s’appuyant sur les données erronées d’Arthur Green. En réalité de nombreuses études universitaires en démontrent la rareté (moins de 7 pour 1.000 selon le rapport de JL Viaux).

Les associations de pères ont importé des théories anti-victimaires comme le syndrome d’aliénation parentale, qui n’a aucun fondement scientifique, et qui fait des ravages outre-atlantique en entrainant des transferts de garde des enfants aux agresseurs.

Les enfants de parents divorcés ou séparés qui verbalisent des violences notamment sexuelles sont ainsi moins bien protégés, le parent protecteur étant grâce aux mythes autour du viol préjugé mentir. Nous constatons sur le terrain une massivité des classements sans suite, des enquêtes préliminaires bâclées. Un.e juge aux affaires familiales (JAF) peut transférer la résidence de l’enfant à un homme violent quand elle/il confond un classement sans suite pour infraction insuffisamment caractérisée avec une absence de délit et estime alors que la mère porte des accusations mensongères pour nuire à l’image paternelle. C’est pourquoi certain.e.s avocat.e.s vont jusqu’à déconseiller aux mères divorcées ou séparées de parler au JAF des violences, mais également de se porter partie civile après un classement ce qui pourrait être considéré par les travailleurs socio-judiciaires comme un acharnement à l’égard du père. Le risque de transfert de garde étant important il s’agit d’un frein à la verbalisation des violences, voire une pression à les taire et à ester en justice.

Que peut faire la femme, juridiquement, contre un père harceleur ?

Gwénola Sueur : Tout citoyen a la possibilité, en principe, de porter plainte. Le harcèlement moral est difficile à démontrer sauf si la victime a des preuves tangibles comme du cyber-harcèlement, un harcèlement par téléphone ou par mail pendant plusieurs mois voire des années. Mais dans ce cas il faut des centaines d’appels ou de messages conjugués à une dégradation des conditions de vie pour que la justice poursuive l’agresseur dont l’intention de nuire est masqué par la communication avec l’enfant. Il faut également des attestations médicales et des proches qui démontrent la dégradation de la santé. Il suffit pourtant souvent d’un seul mail ou d’un seul sms de menace pour terroriser une victime qui, comme Myriam a déjà subi des violences durant sa vie de couple et a d’ailleurs retiré une plainte sous la pression. Pareil lorsque les parents se croisent pour retrouver ou déposer l’enfant : un seul regard menaçant de l’agresseur peut réactiver le traumatisme, ce « regard qui pétrifie » et qui suffit à réaffirmer son pouvoir sur la victime.

Mais comment éviter les contacts avec le père dans le cadre d’une résidence alternée ?

Gwénola Sueur : Imposer une résidence alternée fait partie de la stratégie de l’agresseur pour isoler, dénigrer, terroriser, affaiblir économiquement. Si la justice ne les a pas protégées par une ordonnance de protection, un téléphone grand danger, des remises de l’enfant en lieu neutre ces femmes peuvent essayer de négocier avec leurs avocats pour une remise de l’enfant à l’école. Un agresseur refusera s’il veut croiser la mère en cherchant des excuses. Par exemple prétendre que l’enfant a trop de valises pour permettre cet échange à l’école. Ou oublier des affaires pour venir chez elle. Quand une mesure d’accompagnement protégée (MAP) est mise en place par la justice, une majorité des agresseurs renonce à leurs DVH car c’est bien ce contact avec la mère qui leur importait, pas l’enfant. J’invite aussi les femmes à échanger par mail plutôt que par téléphone. Des mails courts, factuels et sans reproches. Ne pas surenchérir si l’ex-conjoint les provoque. La résidence en alternance permet de multiplier les occasions de contacts qui facilitent le contrôle post-séparation et rendent possibles les violences. Mais un DVH classique peut être tout autant instrumentalisé pour garder le pouvoir sur son ex-conjointe et poser un droit de véto, donc entraver sa liberté.

Si une femme se sent en danger mais que le juge aux affaires familiales n’en tient pas compte, que se passe-t-il ?

Gwénola Sueur : Ces femmes ont peur pour l’enfant et pour elle-même. Le seul moyen de casser l’ »emprise » qui est la conséquence du contrôle coercitif est de n’avoir plus aucun contact avec l’agresseur. Si la femme s’estime en danger ou juge à un instant T que l’enfant n’est pas en sécurité elles n’ont pas d’autres choix que de ne pas présenter l’enfant à l’autre parent. Elles risquent alors des poursuites au tribunal correctionnel et de la prison ferme si leurs plaintes sont classées sans suite pour infraction insuffisamment caractérisée et si elles n’ont pas pu prouver le danger, a postériori. J’ai eu ainsi une situation  où un homme à sa sortie de prison a obtenu malgré tout un DVH classique et l’exercice conjoint de l’autorité parentale. Subissant de la violence conjugale par procuration son ex-conjointe a refusé de remettre les enfants au père. Elle a été poursuivi au tribunal correctionnel. Les travailleurs sociaux ont blâmé la mère lui reprochant son angoisse et estimé que le père malgré son aspect effrayant était un bon père. Après la séparation elle a refusé de nettoyer de fond en comble son logement comme son agresseur le lui ordonnait pendant la vie de couple, les travailleurs sociaux l’ont jugée « mauvaise ménagère ».

Dans le film, l’avocate du père convainc la juge qu’être un mari imparfait ne signifie pas être un mauvais père. En pratique, les maris violents s’avèrent-ils être des pères violents ?

Gwénola Sueur : Il y a un continuum des violences patriarcales. Des études démontrent qu’un mari violent sera violent avec ses enfants. L’un des principaux facteurs de risque d’agressions sexuelles de la part du père est la violence conjugale contre la mère. Dans le rapport du Centre Hubertine Auclert sur les enfants co-victimes les experts sollicités dont le magistrat Edouard Durand propose d’appliquer un principe de précaution,.considérer qu’un homme violent avec sa femme sera violent avec l’enfant et utilisera l’exercice conjoint de l’autorité parentale, non dans l’intérêt de l’enfant, mais comme un instrument de pouvoir et de domination. La parentalité des hommes violents est dénuée d’empathie, ils font preuve d’un style parental autoritaire et coercitif comme ils peuvent se montrer peu impliqués et négligents. La relation à l’enfant leur permet d’inverser la culpabilité, se poser en victime et dénigrer la mère. Une AEMO (aide éducative en milieu ouvert) peut les calmer à condition qu’ils n’instrumentalisent pas à leur tour les travailleurs sociaux.

Que se passe-t-il si la mère déménage pour fuir le père ?

Gwénola Sueur : Elle peut perdre la garde de l’enfant notamment si le juge considère au vue des pièces que ce déménagement est un éloignement géographique volontaire et vise à entraver la relation entre le père et l’enfant. Depuis 2002 la jurisprudence a évoluée, sous la pression du lobby des pères divorcés et séparés. Aujourd’hui une femme peut être sanctionnée au civil par un transfert de garde à l’autre parent pour un déménagement à …16km ! En cas de résidence alternée les sanctions tombent plus facilement, nous avons ainsi des jugements où le JAF met la mère face à un choix : soit elle renonce au déménagement donc à aller et venir en toute liberté sur le territoire français et elle/il maintiendra la résidence alternée, soit elle confirme vouloir quitter la région, même s’il s’agit d’une nécessité économique, alors la/le JAF transfèrera la résidence au père. Ces femmes connaissent le risque de transfert de garde de l’enfant, mais le déménagement est la seule solution pour mettre une distance nécessaire à leur reconstruction et ne pas être détruites psychologiquement par la proximité avec leur agresseur, cette décision devient  «  un choix de Sophie ».

Les violences conjugales les plus graves, dont le meurtre, sont essentiellement commises à la séparation ou dans les 6 mois qui suivent. Pourquoi ?

Gwénola Sueur : La période post-séparation est une période particulièrement dangereuse dans la mesure où les agresseurs tentent par tous les moyens de maintenir contrôle et pouvoir sur leur ex-conjointe. Ils estiment que la femme et les enfants leur appartiennent et voient la séparation comme une trahison et un attentat à leurs droits qui justifient vengeance et punition allant jusqu’au meurtre des femmes et des enfants. Ce sentiment d’appropriation du corps des femmes et leur production est renforcé par l’occultation et la minimisation des violences masculines par les groupes de pères séparés, les médias qui parlent de « crime passionnel », l’image de la femme, le « victim-blaming » qui est véhiculé. Les mères séparées courent pourtant un risque cinq fois plus élevé d’être tuées que les autres femmes. Une étude anglaise a montré que pour 82 % des homicides conjugaux de 2014 les actes non physiques de contrôle et de coercition n’avaient pas été pris au sérieux.

Un chercheur américain Evan Stark propose d’analyser la violence conjugale à l’aide du modèle du contrôle coercitif plutôt que celle centrée sur les actes de violence. A savoir repérer les diverses tactiques utilisées par les agresseurs pour contrôler leur conjointe ou ex-compagne, la priver de liberté et la dépouiller de son estime d’elle-même.

Ces tactiques peuvent inclure l’isolement, la manipulation, le dénigrement, l’intimidation, les privations ainsi que les critiques et la surveillance constante. « Examinées de manière isolée, ces tactiques ne constituent pas des actes de violence mais l’accumulation de celles-ci permet aux agresseurs d’augmenter graduellement l’emprise ». Le point commun des hommes qui harcèleront les femmes après la séparation est qu’ils étaient très contrôlants dans le couple. Ils ont isolé leur conjointe de leur famille et de leurs ami.e.s, l’ont empêchée ou dissuadée de travailler ou de reprendre des études. Ils lui ont imposé des règles de vie afin de garantir leurs privilèges masculins avec un contrôle du temps, de l’argent et de la sexualité. Mais comme ce mode de vie est conforme aux stéréotypes de genre de notre société, la femme étant cantonnée dans la sphère domestique, personne ne décèle les tactiques d’isolement et de contrôle et ne voit les barreaux de la cage.

Après la séparation les agresseurs bénéficient de la complicité institutionnelle perméable à la rhétorique masculiniste autour d’une discrimination des pères. Cette complicité permet de contrôler et d’entraver la liberté des femmes au nom de l’égalité parentale. Des mères sont alors véritablement prises au piège.

8 réflexions au sujet de “Piégées”

  1. Je me reconnaît dans tout ça, après la séparation on est pas libre on a toujours cette ficelle au dessus de nous… les liens ne sont pas couper quand il y a des enfants. Pour mon cas il y a eu violence sur mon fils et moi même. Et je me bat chaque jours pour qu’il n’y est plus aucun lien avec mes enfants.

  2. Votre article est très juste et m y retrouve complètement tout comme le film que j ai vu lors d ine projection dans le cadre des projections associatives dans lesquelles j ai témoigné à visage couvert . 18 années mariée à un homme violent nous avons 3 enfants il y a eu aussi des violences sur les enfants … séparation en 2011 à l epoque peu d aide sauf association . j ai été accusée d alienation parentale. 3 ans pour obtenir le divorce… à l epoque les enfants avaient 16, 14 et 9 ans … mes enfants vont bien nous nous sommes soutenus et avons des liens très forts… ma fille aînée 24 ans est devenue educ spécialisée et travaille dans la protection de l enfance, mon fils 22 ans est étudiant en chorégraphie contemporaine et ma dernière fille 18 ans est la seule à avoir des contacts avec son père malgre beaucoup de souffrance (on se retrouve complètement dans le film ). Il existe encore aujourdhui une forme de violence financière avec du chantage…aucune aide de sa part pour les études des 2 aînés et j apprehende la prochaine rentrée pour ma dernière car il exerce du chantage. Pour info j ai écrit un récit de notre vie pour expliquer l installation et le mécanisme de l emprise si cela vous intéresse pour vos analyses je peux vous l adresser par mail Cordialement

  3. A reblogué ceci sur Caroline Huenset a ajouté:
    « Après la séparation les agresseurs bénéficient de la complicité institutionnelle perméable à la rhétorique masculiniste autour d’une discrimination des pères. Cette complicité permet de contrôler et d’entraver la liberté des femmes au nom de l’égalité parentale. Des mères sont alors véritablement prises au piège. »

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